Quelque part, tout un village s’empoisonne. Le plomb dans l’eau du puits contamine les bouches, rampe dans les muscles, colore d’argent les peaux. Tout le village s’empoisonne mais Saturne et Sébastien échappent à l’épidémie. Seuls ces deux garçons semblent protégés du mal. Alors c’est leur amour que l’on accuse et ce sont leurs corps, une dernière fois réunis, que l’on brûlera. Corentin Darré nous parle de ces amants-là, qui ont vu deux fois leur cœur s’embraser.
Corentin est le conteur des histoires pédées. Puisque aujourd’hui nous ne sommes plus que des images aux journaux télévisés, des statistiques dans les rapports des ONG, des insultes de cours de récré, Corentin reprend l’histoire depuis le début. En forgeant de nouvelles légendes, il tente de combler le manque narratif, de changer le paradigme discursif.
Calmement, il multiplie les récits étiologiques. Il divulgue le moment originel quand a surgi l’injure ; il révèle, du tréfond des imaginaires, d’où viennent les insultes et les coups. Il retrace l’histoire millénaire de tous les crachats. Par le conte, Corentin nous dévoile la fabrique des monstres. Comment nous sommes devenu-es monstres, comment nous sommes devenu-es ces autres.
Les contes sont des histoires que l’on retient et que l’on répète, de celles qui résistent aux distorsions du temps et de la mémoire, qui survivent à toutes les entreprises de l’oubli. Le conte échappe à toutes les temporalités, se fout de l’Histoire-majuscule. Faisons le pari qu’il existe depuis toujours. Il raconte l’histoire fondatrice d’une malédiction condamnée à se répéter inlassablement. Et il nous met au défi de la déjouer .
En boucle, lentement, doucement, Corentin serine les mots de la malédiction, et ces histoires se logent en nous, là où elles ne se décrocheront plus. Comme les images troubles des films vus trop jeune sur le téléviseur familial, comme les Chair de Poule que ce garçon plus âgé nous avait lus au milieu de la nuit alors que j’étais loin de chez moi, comme les histoires de colo qui traumatisent les gosses au fond du Jura.
Corentin fait advenir le queer parmi les histoire qui ne peuvent s’oublier, dans les repli de nos imaginaires. Chaque œuvre est une incursion là où il n’y a plus de lieu, plus de temps, dans ces recoins d’univers qui n’existent que dans nos peurs d’enfants. Vous apercevez
peut-être, à travers ma poitrine serrée, Saturne et Sébastien continuer de se consumer depuis des milliers d’années.
Quelque part, là où les eaux stagnent, Tomàs se cache. Il fuit les autres et hante les marais. Pour échapper aux voix qui insultent, aux coups de ceinture dans la gueule, il se condamne aux lieux de solitude, il astreint son corps à l’errance. Mais même à l’abri des roseaux, on n’échappe jamais longtemps à ceux qui chassent. Un dernier coup s’abat et Tomàs s’abîme. Dans les eaux froides, il s’enfonce à travers la vase. Bientôt il ressuscitera, à la recherche d’une main enfin tendue à travers les herbes hautes. Corentin nous raconte l’histoire désespérée de la créature du marais.
Souvent déconsidérées, ces fictions ont pourtant un pouvoir prescripteur sur le réel. Elles tracent les contours de l’imaginaire partagé ; de ce qui peut être et de ce qui doit être. Elles légitiment les actes que l’on reproduira et conditionnent les silences qui se poursuivront. Le fait de fabuler, aussi naïf et fragile puisse-t-il paraître, est un pouvoir redoutable. Ce privilège de la fiction, le droit de se raconter et de se fantasmer, fut longtemps confisqué aux peuples injuriés.*
Pourtant, le langage des images et des symboles est une langue profondément, historiquement queer . C'est en ayant dû se cacher, puis se dévoiler par les voies du cryptique et de la clandestinité, que nous avons appris les métaphores, les sous-entendus et les argots. Ces mots étranges qui, mis bout à bout, finissent par tisser nos histoires. Déjà nous comprenons que le monstre-stigmate, le monstre-insulte est rasoir, assommant, manque d'imagination. Bientôt, nos monstres, identités choisies et mutantes, déborderont toutes les pensées, doubleront par la droite, déchiront ces récits cousus de fil blanc. Mais pour cela, encore faut-il raconter comment, au commencement, l’injure a lézardé leurs cœurs.
Comme un enfant qui n’en peut plus d’entendre toujours la même histoire, Corentin intervient dans le récit que l’on connaît par cœur . Il débarque au milieu du discours de ce héros qui annonce crânement qu’il va chasser la bête pour sauver le village. Alors Corentin suspend la parole, retourne la focale et change tous les mots. Il raconte maintenant l’histoire de celleux qui se sont vu-es devenir des monstres, des bouc-émissaires. Il dit la terreur de celui que l’on traque, il décrit les tremblements du corps qui se cache dans le placard. Il raconte les peines ravalées et les deuils interdits. Corentin récite l’histoire à l’envers, et nous comprenons mieux, je crois.
Mais à la fin, pas de baiser magique qui puisse briser l’enchantement, pas de contre-sortilège pour damner les méchants. Corentin n’écrit jamais de dénouement heureux. Il convoque seulement notre colère et notre empathie. Comme une suite inévitable à l’histoire, il nous invite - ils nous oblige - à dévier nous-mêmes le récit, à agir enfin dans le réel et le présent. Derrière nos gorges serrées, le garçon des marais continue de laver sa peau brûlée et plie inlassablement les roseaux. Il attend qu’on raconte son histoire et que l’on déjoue la malédiction.
Quelque part encore, là où il fait toujours trop chaud, Henry et Raphaël portent des chapeaux de cowboys et s'accommodent d’une vie entourée de champs brûlés. Pourtant, autour d’eux, la sécheresse qui n’en finit plus, fait tourner toutes les têtes. Un soir, alors que le soleil descend enfin, les ombres se précipitent sur celui qui vit contre-nature, comme ils disent, sur celui qui détraque la nature, comme ils croient. Henry passe toute la nuit à laver le corps de Raphaël. Il essuie les traces de crachats, nettoie la plaie qu’a laissé le tranchant de la pelle. Henry enterre Raphaël dans la terre sèche et maudite du village. Bientôt son fantôme se réveillera, et la vengeance commencera. Corentin raconte l’histoire du cowboy qui n’aurait pas dû aimer un autre cowboy.
Nous manquons de conteurs et de conteuses qui racontent aux gosses l’histoire des monstres que la haine a brûlés, a noyés. J’ai envie de répéter partout les mots de la malédiction - je la répète ici -, pour que, dès qu’elle resurgit dans notre monde - quand elle resurgit tous les jours - nous comprenions que c’est elle, que c’est la fabrique des monstres qui continue.
Le queer est advenu dans ces recoins d’univers oubliés. Maintenant nous existons dans les contes, nous hantons les imaginaires, et bientôt nous esquiverons toutes les flèches.
Aux prémices de l’œuvre de Corentin Darré, il y a Chagrin, une commune minière perdue au milieu de l’Ouest et des champs de maïs, un marais aux eaux noires et stagnantes bordé de roseaux, un petit bourg de moyen-âge construit autour d’un puits. De chouettes lieux en somme, bien comme il faut ; les jours s’écoulent tranquilles dans la sainte-paix des quartiers, on dort sur ses deux oreilles sans avoir à se demander si, oui ou non, on a bien tourné le verrou de la porte. Et puis quelque chose survint. Corentin Darré raconte ces histoires qui commencent bien mais se qui terminent mal, des petits épisodes de la violence historiques, les nuits de purge où, torches à la mains, la foule des gens de bien expie le mal par-elle plus tôt désigné, des moments de communauté où l’on apprend par la violente aux pêcheurs ce qu’il en coûte ici de perturber l’équilibre bien comme il faut des choses. Raphaël finira lynché ; Tomàs noyé dans les eaux noires du marais ; Saturne et Sébastien partageront un dernier baiser, un peu de plomb dans le cœur, pendant que leurs corps se consumeront sur le bûcher dressé par les habitants du village. Il était une fois, dans la belle contrée de fort fort lointain, la rumeur nauséabonde, les morts sans sépultures, la bonne conscience des pelouses vertes et des palissades blanches qui taisent la haine et le
vice dans le secret bonnes familles.
L’édifice de l’imaginaire collectif est mal équilibré. Certains récits y font défaut alors que d’autres, répétés ad nauseam, pèse sur lui un poids énorme. De mythes en légendes, d’épopée en sagas, de paraboles en comptines, l’ouvrage de nos narratifs communs se tisse, se défait et refait inlassablement sans grande variation dans ses motifs, et il y est plus confortable de ne voir dans les contes que des histoires naïves, il importe de considérer leur portée prescriptive. Quelque temps avant de mourir intoxiqué, non pas aux plombs comme les habitants du village de Saturne et Sébastien, mais à cause d’une fuite de monoxyde de carbone dans son appartement de Gênes, l’historien italien Furio Jesi (1) tenta de mettre en garde ses contemporaines contre la dimension coercitive et normative des mythes. Irrationnels, extrait de toute time-line cohérente et à ce titre, irréfutable, les mythes distillent leurs idéologies, leurs valeurs et leurs modèles normatifs dans la conscience des époques. Et c’est aussi à partir de ce hors-temps mythologique que Corentin Darré à décidé de conter : pas pour raconter de belles histoires, qui viendraient presque
mathématiquement contrebalancer le poids des anciennes, mais pour exposer l’hostilité et la violence latente qui les sous-tendent. Au terme d’une très longue chaîne où l’histoire, les petites légendes locales et les croyances populaires s’entremêlent, Corentin Darré raccroche les maillons manquants de nos narrations : des romances homosexuelles médiévales, des westerns-écocides et des fables tragiques où les corps d’amants maudits s’endorment intranquilles dans la rumeur des faubourgs. À rebours d’un “recyclage poétique du réel”, (2) l’œuvre opère à un recyclage critique de la fiction qui emprunte ses outils à la remédiation, la narratologie et au game-design. Le présent texte vise à mettre une lumière une partie de moyens, des enjeux et des effets d’un processus artistique, narratif et sémiologique ici à l’œuvre.
No-clip IRL
“Medium is the message”(3) ; si la formule de Marshall Mc Luhan est connue, elle suppose chez celles et ceux qui souhaitent inventer de nouveaux récits le développement de nouveaux procédés narratifs. À l’inverse des modalités de transmission classique du conte (oralité, verticalité, opposition conteur-public), Corentin Darré développe par le biais de l’exposition un mode narratologique alternatif qui rappelle à de nombreux égards, autant au niveau de ses mécaniques que de ses effets, ceux employés dans le jeu vidéo. Au sein, ou plutôt par le biais de sculptures et décors ouvertement factices qu’il construit, l’artiste met en scène des histoires, distribue les rôles, les intrigues et les indices permettant aux visiteur·eures de manœuvrer au sein d’un récit ouvert, esthétique (au sens ou Alexander Gottlieb Baumgarten (4) l’entendait, c’est-à-dire qui s’appréhende par le biais des sens), et
non linéaire. Les premiers mètres de déambulation dans l’exposition “Avant que les champs ne brûlent” présentée en ce moment à la Galerie sissi Club, et l’expérience significative d’agentivité qu’ils offrent permettent de mieux se rendre compte de l'influence du game-design dans la pensée de l’exposition.
Lorsque vous entrez dans la galerie, un grand volet de bois bruni comme brûlé vous fait face et semble vous bloquer le passage. "Première poignée de terre (2024)", n’est pas accroché à un mur, mais suspendu au travers d’un large couloir par un rail de métal et de bois évoquant ceux des wagons utilisés par les miniers pendant la conquête de l’Ouest ; on devine derrière un espace vacant, et l’écart entre le mur et le volet vous suggère la possibilité de vous y glisser. Vous voilà donc face à un choix : partir de la galerie ; frôler le mur et passer de l’autre à côté de l’œuvre, au risque de ne probablement rien y trouver ; ou tourner à droite pour rejoindre ce qui semble être la majeure partie de l’exposition. Si vous décidez de suivre votre curiosité et de longer le mur, vous vous retrouverez au verso du panneau. Là, vous ne trouverez rien de notable, mais vous pourrez contempler l’arrière de l’œuvre qui se présente étonnement nu : une toile de jute tendue à la va-vite entre un assemblage de bois commun. La forme est présente, on sait que l’œuvre se situe de l’autre côté et que - par voie de conséquence - se trouve devant vos yeux, mais sa signification est absente, effacée. Vous venez de no-clip, c’est-à-dire de vivre une expérience propre à l’exploration des mondes virtuels par laquelle un·e joueur·euses - accidentellement ou à dessein - traverse les limites de l’environnements tel qu’il à été conçu par les level-designers et se retrouve de l’autre côté du décor. Si vous décidez de revenir sur vos pas, de repasser de l’autre côté du panneau et d’emprunter le chemin de droite (qui se trouve désormais sur votre gauche), vous découvrirez un espace fragmenté. Au milieu du blanc très white-cubesque de la galerie, les œuvres très texturées de l’exposition spawnent plus qu’elles n’apparaissent, donnant l’impression que seule une partie des assets de la map s’est déjà chargée.
Dans leurs apports à la théorie des médias, Jay David Bolter et Richard Grusin définisse le concept de Remédiation comme “logique formelle par laquelle les nouveaux médias remodèlent des formes médiatiques antérieurs”5 Cette proposition sera complété par Olivier Aïm quelques années plus tard : « L’hypothèse de la «remédiation» s’est imposée dès la fin des années 1990 pour montrer que l’évolution des médias prenait un tour, certes concurrentiel, mais avant tout «citationnel» et relationnel. Chaque média entre dans une relation d’influence et de modélisation réciproques avec les autres. » (6) . Je crois qu’on passerait à côté de l’un des points marquants de l’œuvre de Corentin Darré en considérant que son travail se limite à une simple référence esthétiques aux jeux vidéos. Plutôt que par citation, l’œuvre me semble opérer par remédiation dans la mesure où, en empruntant au jeu vidéo ses moteurs graphiques, son language visuel et une partie de ses modalités narratives et interactionnelles, il développe un mode narratif et plastique nouveau structuré par les codes d’un autre médium. Le jeu vidéo devient alors une sorte de cadre conceptuel et technique à travers laquelle relire la pratique de l’exposition et du conte. La translation d’un procédé vidéoludique en outils narratif s'observe par exemple dans le vernis des tirages présentant Raphaël et Henry : l’effet irisé des tirages rappellent les effets de subrillance appliqués aux objets pour suggérer aux joueur·euses qu’il convient de prêter attention particulière à un élément crucial se déroulant à cet endroit-là. Ces détails ne sont pas purement esthétiques et participent à la construction d’un story-telling environnemental. Dans l’espace physique, des assets exportés d’un conte virtuel suggèrent une histoire dont l’intégralité vous échappe pour l’instant ; les indices spawnent plus qu’ils n’apparaissent : il va falloir chercher.
Remédier le conte
Vous penserez peut-être à Raphaël la prochaine fois que vous tiendrez entre vos mains une boîte de maïs en conserve au supermarché, ou à la cruauté des enfants la prochaine fois que vous entendrez parler de la bête du lac. Les histoires ne changent pas, les mots restent les mêmes, mais les images mentales et les impressions qu’elle génèrent elles se reconfigurent en permanence. La graphie des mots restent mais les idées qu’on leur associe évoluent de manière souterraine, presque par contamination, et les récits demeurent l’un des moyens privilégiées de modifier le sens des signes. Pour comprendre l’effectivité politique des contes et des légendes, il convient de revenir brièvement sur les apports sémiologiques et Roland Barthes à la théorie linguistique de Ferdinand de Saussure.
Pour Ferdinand de Saussure, le père de la linguistique moderne affirme qu’un mot est toujours composé de deux parties indivisibles, mais dont la relation est susceptible à travers le temps de changer (7). Un mot est donc composé à la fois d’un signifiant, qui désigne la forme sensible d’un mot : la graphie de ses lettres, sa sonorité ; et d’un signifié qui désigne l’idée, le concept, l’image mentale que l’on associe à ce signifiant. L’image mentale d’un maïs en train de griller est l’un des signifiés du signifiant “maïs”. À cette base, Roland Barthes ajoutent différents apports, dont deux qui vont particulièrement nous intéresser. La théorie sémiologique (8) qu’il développe propose de ne pas considérer seulement les mots, mais l’ensemble des objets culturels comme relevant de la catégorie des signes, incluant entre autres les images et les œuvres d’art, et d’inclure, au-delà du binôme signifiant- signifié, un méta-langage capable de modifier le sens des signes inclus dans son champ. Le
mythe fonctionne comme un virus : altère la signification des objets langagiers ou visuels pour leur donner de nouvelles significations. Grâce aux contes et aux légendes, ce n’est pas le monde matériel qui change, mais le monde invisible des idées et des images mentales que l’on associe instinctivement aux objets que l’on voit et aux mots qu’on lit.
Finalement, l’œuvre de Corentin Darré fonctionne - c’est-à-dire qu’elle accomplit une fonction spécifique - en détournant les lieux les plus communs de l’imaginaire collectif afin de leur attribuer de nouvelles significations. À cet égard, l’entreprise de réinvestissement des lieux communs dans laquelle différents artistes, penseur·euses et activistes politiques se sont engagées rappelle la tâche que le philosophe Jean-François Lyotard assignait à l’architecture post-moderne qui “se trouve condamnée à engendrer une série de petites modifications dans un espace dont elle hérite de la modernité, et à abandonner une reconstruction globale de l’espace habité par l’humanité”. (9) L’art des 20 dernières années n’ambitionne plus sérieusement de changer le monde, et Corentin Darré ne fera pas à lui
seul s’effondrer l’édifice de la culture. Plutôt que de créer de nouveaux mythes, il existe néanmoins cette possibilité de bâtir sur l’acquis et d’œuvrer, presque par contamination, au détournement des idées, des valeurs et des idéologies que charrient la longue traîne des récits déjà présents.
Ne pas renoncer aux fantômes
L’expression Not leaving on the ghost peut signifier deux choses : ne faut pas rendre l’âme, et ne pas renoncer aux fantômes. Not leaving on the ghost (10) est aussi l’un des conseils adressés à ses contemporains par Mark Fisher quelque temps avant de mettre fin à ses jours. Reprenant à son compte le concept d’hantologie développé par Jacques Derrida, cette “trace à la fois visible et invisible issue du passé qui hante le présent” (11), Fischer invite ses contemporains -
en tout cas celles et ceux qui désirent faire la paix avec le futur -, à ne pas nier l’existence des spectres, à honorer leurs mémoires et à se souvenir de leurs histoires. Telle l’ombre d’une idée non pleinement pensée, une ombre venue du passé dont on ignore les dimensions exactes, la masse des homicides hantera un présent qui restera dysfonctionnel tout pendant qu’ils n’auront pas été reconnus. Aux morts que personne n’enterrent, Corentin Darré donne une forme, un nom et une histoire à travers lesquels nous pouvons les commémorer. Chagrin est une maison hantée ; une maison hurlante pleine de courant d’air dans la rumeur dit Ne nous oubliez pas. Dans le volume blanc-écran de la galerie, les panneaux de bois de "L’Étincelle" (2024) et de la "Première poignée de terre" (2024) opèrent comme autant de pierres tombales, des cénotaphes d’un cimetière virtuel spammant là
pour honorer la mémoire des morts sans sépulture. Ne pas rendre l’âme ; ne pas oublier les fantômes. Tonàs vous dira peut-être qu’il est triste et qu’il se sent seul la prochaine fois que vous approcherez les roseaux des marais. Raphaël et son amant vous suivront jusque dans
les rayons du supermarché, vous rappelant leurs noms et leurs histoires la prochaine fois que vous croiserez du regard une conserve de maïs. Et c’est de bon droit. Il n’est pas besoin d’être une maison pour être hanté. Le cerveau à des couloirs qu’hantent de vieux fantômes, là depuis la nuit des temps, mais sur lesquels on peut désormais poser un nom. À ces mains que personne ne veut attraper, les anciennes chimères demeurent mais, désormais, Chagrin dit plus que les larmes.
Remarques et bibliographie :
(1) Sur le sujet : Jesi, Furio. Mythe. Traduit par Sara Minelli et Benjamin Torterat. Bordeaux : Éditions La Tempête, 2024.
(2) L’expression est du critique d’art français Pierre Restany, qui qualifie le courant du nouveau réalisme comme un “recyclage poétique du réel urbain, industriel et publicitaire”.
(3) McLuhan, Marshall. Understanding Media: The Extensions of Man. New York: McGraw-Hill, 1964.
(4) Baumgarten, Alexander Gottlieb. Esthétique. Traduit par Gérard Seel, Paris, Vrin, 1988.
(5) Bolter, Jay David - Grusin, Richard. Remediation: understanding new media. Cambridge, MIT Press., 1999, p. 273
(6) Aïm, Olivier, Le transmédia comme remédiation de la théorie du récit. Terminal. Technologie de l’information, culture & société (112), 2013, p. 46.
(7) Saussure, Ferdinand de. Cours de linguistique générale. Édité par Charles Bally et Albert Sechehaye. Paris: Payot, 1916.
(8). Barthes, Roland. Mythologies. Paris: Éditions du Seuil, 1957.
(9) Lyotard, Jean-François. p.108 Le postmodernisme expliqué aux enfants. Paris: Poche-Biblio, 1988,
(10) Fisher, Mark. Spectres de ma vie - Écrits sur la dépression, l’hantologie et les futurs perdus : Édition Entremonde, 2021, p 35.
(11) Derrida, Jacques. Le Spectre de Marx : L’État de la dette, le travail du deuil et la nouvelle. International. Paris : Éditions Galilée, 1993, p. 255.
Aux prémices de l’œuvre de Corentin Darré, il y a Chagrin, une commune minière perdue au milieu de l’Ouest et des champs de maïs, un marais aux eaux noires et stagnantes bordé de roseaux, un petit bourg de moyen-âge construit autour d’un puits. De chouettes lieux en somme, bien comme il faut ; les jours s’écoulent tranquilles dans la sainte-paix des quartiers, on dort sur ses deux oreilles sans avoir à se demander si, oui ou non, on a bien tourné le verrou de la porte. Et puis quelque chose survint. Corentin Darré raconte ces histoires qui commencent bien mais se qui terminent mal, des petits épisodes de la violence historiques, les nuits de purge où, torches à la mains, la foule des gens de bien expie le mal par-elle plus tôt désigné, des moments de communauté où l’on apprend par la violente aux pêcheurs ce qu’il en coûte ici de perturber l’équilibre bien comme il faut des choses. Raphaël finira lynché ; Tomàs noyé dans les eaux noires du marais ; Saturne et Sébastien partageront un dernier baiser, un peu de plomb dans le cœur, pendant que leurs corps se consumeront sur le bûcher dressé par les habitants du village. Il était une fois, dans la belle contrée de fort fort lointain, la rumeur nauséabonde, les morts sans sépultures, la bonne conscience des pelouses vertes et des palissades blanches qui taisent la haine et le
vice dans le secret bonnes familles.
L’édifice de l’imaginaire collectif est mal équilibré. Certains récits y font défaut alors que d’autres, répétés ad nauseam, pèse sur lui un poids énorme. De mythes en légendes, d’épopée en sagas, de paraboles en comptines, l’ouvrage de nos narratifs communs se tisse, se défait et refait inlassablement sans grande variation dans ses motifs, et il y est plus confortable de ne voir dans les contes que des histoires naïves, il importe de considérer leur portée prescriptive. Quelque temps avant de mourir intoxiqué, non pas aux plombs comme les habitants du village de Saturne et Sébastien, mais à cause d’une fuite de monoxyde de carbone dans son appartement de Gênes, l’historien italien Furio Jesi (1) tenta de mettre en garde ses contemporaines contre la dimension coercitive et normative des mythes. Irrationnels, extrait de toute time-line cohérente et à ce titre, irréfutable, les mythes distillent leurs idéologies, leurs valeurs et leurs modèles normatifs dans la conscience des époques. Et c’est aussi à partir de ce hors-temps mythologique que Corentin Darré à décidé de conter : pas pour raconter de belles histoires, qui viendraient presque
mathématiquement contrebalancer le poids des anciennes, mais pour exposer l’hostilité et la violence latente qui les sous-tendent. Au terme d’une très longue chaîne où l’histoire, les petites légendes locales et les croyances populaires s’entremêlent, Corentin Darré raccroche les maillons manquants de nos narrations : des romances homosexuelles médiévales, des westerns-écocides et des fables tragiques où les corps d’amants maudits s’endorment intranquilles dans la rumeur des faubourgs. À rebours d’un “recyclage poétique du réel”, (2) l’œuvre opère à un recyclage critique de la fiction qui emprunte ses outils à la remédiation, la narratologie et au game-design. Le présent texte vise à mettre une lumière une partie de moyens, des enjeux et des effets d’un processus artistique, narratif et sémiologique ici à l’œuvre.
No-clip IRL
“Medium is the message”(3) ; si la formule de Marshall Mc Luhan est connue, elle suppose chez celles et ceux qui souhaitent inventer de nouveaux récits le développement de nouveaux procédés narratifs. À l’inverse des modalités de transmission classique du conte (oralité, verticalité, opposition conteur-public), Corentin Darré développe par le biais de l’exposition un mode narratologique alternatif qui rappelle à de nombreux égards, autant au niveau de ses mécaniques que de ses effets, ceux employés dans le jeu vidéo. Au sein, ou plutôt par le biais de sculptures et décors ouvertement factices qu’il construit, l’artiste met en scène des histoires, distribue les rôles, les intrigues et les indices permettant aux visiteur·eures de manœuvrer au sein d’un récit ouvert, esthétique (au sens ou Alexander Gottlieb Baumgarten (4) l’entendait, c’est-à-dire qui s’appréhende par le biais des sens), et
non linéaire. Les premiers mètres de déambulation dans l’exposition “Avant que les champs ne brûlent” présentée en ce moment à la Galerie sissi Club, et l’expérience significative d’agentivité qu’ils offrent permettent de mieux se rendre compte de l'influence du game-design dans la pensée de l’exposition.
Lorsque vous entrez dans la galerie, un grand volet de bois bruni comme brûlé vous fait face et semble vous bloquer le passage. "Première poignée de terre (2024)", n’est pas accroché à un mur, mais suspendu au travers d’un large couloir par un rail de métal et de bois évoquant ceux des wagons utilisés par les miniers pendant la conquête de l’Ouest ; on devine derrière un espace vacant, et l’écart entre le mur et le volet vous suggère la possibilité de vous y glisser. Vous voilà donc face à un choix : partir de la galerie ; frôler le mur et passer de l’autre à côté de l’œuvre, au risque de ne probablement rien y trouver ; ou tourner à droite pour rejoindre ce qui semble être la majeure partie de l’exposition. Si vous décidez de suivre votre curiosité et de longer le mur, vous vous retrouverez au verso du panneau. Là, vous ne trouverez rien de notable, mais vous pourrez contempler l’arrière de l’œuvre qui se présente étonnement nu : une toile de jute tendue à la va-vite entre un assemblage de bois commun. La forme est présente, on sait que l’œuvre se situe de l’autre côté et que - par voie de conséquence - se trouve devant vos yeux, mais sa signification est absente, effacée. Vous venez de no-clip, c’est-à-dire de vivre une expérience propre à l’exploration des mondes virtuels par laquelle un·e joueur·euses - accidentellement ou à dessein - traverse les limites de l’environnements tel qu’il à été conçu par les level-designers et se retrouve de l’autre côté du décor. Si vous décidez de revenir sur vos pas, de repasser de l’autre côté du panneau et d’emprunter le chemin de droite (qui se trouve désormais sur votre gauche), vous découvrirez un espace fragmenté. Au milieu du blanc très white-cubesque de la galerie, les œuvres très texturées de l’exposition spawnent plus qu’elles n’apparaissent, donnant l’impression que seule une partie des assets de la map s’est déjà chargée.
Dans leurs apports à la théorie des médias, Jay David Bolter et Richard Grusin définisse le concept de Remédiation comme “logique formelle par laquelle les nouveaux médias remodèlent des formes médiatiques antérieurs”5 Cette proposition sera complété par Olivier Aïm quelques années plus tard : « L’hypothèse de la «remédiation» s’est imposée dès la fin des années 1990 pour montrer que l’évolution des médias prenait un tour, certes concurrentiel, mais avant tout «citationnel» et relationnel. Chaque média entre dans une relation d’influence et de modélisation réciproques avec les autres. » (6) . Je crois qu’on passerait à côté de l’un des points marquants de l’œuvre de Corentin Darré en considérant que son travail se limite à une simple référence esthétiques aux jeux vidéos. Plutôt que par citation, l’œuvre me semble opérer par remédiation dans la mesure où, en empruntant au jeu vidéo ses moteurs graphiques, son language visuel et une partie de ses modalités narratives et interactionnelles, il développe un mode narratif et plastique nouveau structuré par les codes d’un autre médium. Le jeu vidéo devient alors une sorte de cadre conceptuel et technique à travers laquelle relire la pratique de l’exposition et du conte. La translation d’un procédé vidéoludique en outils narratif s'observe par exemple dans le vernis des tirages présentant Raphaël et Henry : l’effet irisé des tirages rappellent les effets de subrillance appliqués aux objets pour suggérer aux joueur·euses qu’il convient de prêter attention particulière à un élément crucial se déroulant à cet endroit-là. Ces détails ne sont pas purement esthétiques et participent à la construction d’un story-telling environnemental. Dans l’espace physique, des assets exportés d’un conte virtuel suggèrent une histoire dont l’intégralité vous échappe pour l’instant ; les indices spawnent plus qu’ils n’apparaissent : il va falloir chercher.
Remédier le conte
Vous penserez peut-être à Raphaël la prochaine fois que vous tiendrez entre vos mains une boîte de maïs en conserve au supermarché, ou à la cruauté des enfants la prochaine fois que vous entendrez parler de la bête du lac. Les histoires ne changent pas, les mots restent les mêmes, mais les images mentales et les impressions qu’elle génèrent elles se reconfigurent en permanence. La graphie des mots restent mais les idées qu’on leur associe évoluent de manière souterraine, presque par contamination, et les récits demeurent l’un des moyens privilégiées de modifier le sens des signes. Pour comprendre l’effectivité politique des contes et des légendes, il convient de revenir brièvement sur les apports sémiologiques et Roland Barthes à la théorie linguistique de Ferdinand de Saussure.
Pour Ferdinand de Saussure, le père de la linguistique moderne affirme qu’un mot est toujours composé de deux parties indivisibles, mais dont la relation est susceptible à travers le temps de changer (7). Un mot est donc composé à la fois d’un signifiant, qui désigne la forme sensible d’un mot : la graphie de ses lettres, sa sonorité ; et d’un signifié qui désigne l’idée, le concept, l’image mentale que l’on associe à ce signifiant. L’image mentale d’un maïs en train de griller est l’un des signifiés du signifiant “maïs”. À cette base, Roland Barthes ajoutent différents apports, dont deux qui vont particulièrement nous intéresser. La théorie sémiologique (8) qu’il développe propose de ne pas considérer seulement les mots, mais l’ensemble des objets culturels comme relevant de la catégorie des signes, incluant entre autres les images et les œuvres d’art, et d’inclure, au-delà du binôme signifiant- signifié, un méta-langage capable de modifier le sens des signes inclus dans son champ. Le
mythe fonctionne comme un virus : altère la signification des objets langagiers ou visuels pour leur donner de nouvelles significations. Grâce aux contes et aux légendes, ce n’est pas le monde matériel qui change, mais le monde invisible des idées et des images mentales que l’on associe instinctivement aux objets que l’on voit et aux mots qu’on lit.
Finalement, l’œuvre de Corentin Darré fonctionne - c’est-à-dire qu’elle accomplit une fonction spécifique - en détournant les lieux les plus communs de l’imaginaire collectif afin de leur attribuer de nouvelles significations. À cet égard, l’entreprise de réinvestissement des lieux communs dans laquelle différents artistes, penseur·euses et activistes politiques se sont engagées rappelle la tâche que le philosophe Jean-François Lyotard assignait à l’architecture post-moderne qui “se trouve condamnée à engendrer une série de petites modifications dans un espace dont elle hérite de la modernité, et à abandonner une reconstruction globale de l’espace habité par l’humanité”. (9) L’art des 20 dernières années n’ambitionne plus sérieusement de changer le monde, et Corentin Darré ne fera pas à lui
seul s’effondrer l’édifice de la culture. Plutôt que de créer de nouveaux mythes, il existe néanmoins cette possibilité de bâtir sur l’acquis et d’œuvrer, presque par contamination, au détournement des idées, des valeurs et des idéologies que charrient la longue traîne des récits déjà présents.
Ne pas renoncer aux fantômes
L’expression Not leaving on the ghost peut signifier deux choses : ne faut pas rendre l’âme, et ne pas renoncer aux fantômes. Not leaving on the ghost (10) est aussi l’un des conseils adressés à ses contemporains par Mark Fisher quelque temps avant de mettre fin à ses jours. Reprenant à son compte le concept d’hantologie développé par Jacques Derrida, cette “trace à la fois visible et invisible issue du passé qui hante le présent” (11), Fischer invite ses contemporains -
en tout cas celles et ceux qui désirent faire la paix avec le futur -, à ne pas nier l’existence des spectres, à honorer leurs mémoires et à se souvenir de leurs histoires. Telle l’ombre d’une idée non pleinement pensée, une ombre venue du passé dont on ignore les dimensions exactes, la masse des homicides hantera un présent qui restera dysfonctionnel tout pendant qu’ils n’auront pas été reconnus. Aux morts que personne n’enterrent, Corentin Darré donne une forme, un nom et une histoire à travers lesquels nous pouvons les commémorer. Chagrin est une maison hantée ; une maison hurlante pleine de courant d’air dans la rumeur dit Ne nous oubliez pas. Dans le volume blanc-écran de la galerie, les panneaux de bois de "L’Étincelle" (2024) et de la "Première poignée de terre" (2024) opèrent comme autant de pierres tombales, des cénotaphes d’un cimetière virtuel spammant là
pour honorer la mémoire des morts sans sépulture. Ne pas rendre l’âme ; ne pas oublier les fantômes. Tonàs vous dira peut-être qu’il est triste et qu’il se sent seul la prochaine fois que vous approcherez les roseaux des marais. Raphaël et son amant vous suivront jusque dans
les rayons du supermarché, vous rappelant leurs noms et leurs histoires la prochaine fois que vous croiserez du regard une conserve de maïs. Et c’est de bon droit. Il n’est pas besoin d’être une maison pour être hanté. Le cerveau à des couloirs qu’hantent de vieux fantômes, là depuis la nuit des temps, mais sur lesquels on peut désormais poser un nom. À ces mains que personne ne veut attraper, les anciennes chimères demeurent mais, désormais, Chagrin dit plus que les larmes.
Remarques et bibliographie :
(1) Sur le sujet : Jesi, Furio. Mythe. Traduit par Sara Minelli et Benjamin Torterat. Bordeaux : Éditions La Tempête, 2024.
(2) L’expression est du critique d’art français Pierre Restany, qui qualifie le courant du nouveau réalisme comme un “recyclage poétique du réel urbain, industriel et publicitaire”.
(3) McLuhan, Marshall. Understanding Media: The Extensions of Man. New York: McGraw-Hill, 1964.
(4) Baumgarten, Alexander Gottlieb. Esthétique. Traduit par Gérard Seel, Paris, Vrin, 1988.
(5) Bolter, Jay David - Grusin, Richard. Remediation: understanding new media. Cambridge, MIT Press., 1999, p. 273
(6) Aïm, Olivier, Le transmédia comme remédiation de la théorie du récit. Terminal. Technologie de l’information, culture & société (112), 2013, p. 46.
(7) Saussure, Ferdinand de. Cours de linguistique générale. Édité par Charles Bally et Albert Sechehaye. Paris: Payot, 1916.
(8). Barthes, Roland. Mythologies. Paris: Éditions du Seuil, 1957.
(9) Lyotard, Jean-François. p.108 Le postmodernisme expliqué aux enfants. Paris: Poche-Biblio, 1988,
(10) Fisher, Mark. Spectres de ma vie - Écrits sur la dépression, l’hantologie et les futurs perdus : Édition Entremonde, 2021, p 35.
(11) Derrida, Jacques. Le Spectre de Marx : L’État de la dette, le travail du deuil et la nouvelle. International. Paris : Éditions Galilée, 1993, p. 255.
Entre contes populaires et narration transmédiatique, Corentin Darré déploie son univers à la croisée des mythes et des formes virtuelles. À travers ses sculptures aux airs d’assets numériques et d’histoires où le queer réintègre l’hors-temps mythologique, l’artiste séduit autant par son esthétique singulière que par sa capacité à raconter.
On a beau les savoir factices, garder en tête qu’ils ont été façonnés de toute pièces et qu’il suffirait de faire quelques pas pour découvrir leurs coulisses et faire s’effondrer leurs illusions, les décors de théâtre, les attractions de fêtes foraines et les architectures vidéoludiques n’en reste pas moins de formidables outils narratifs, capables de transporter leurs visiteurs et de générer des émotions. Cela, Corentin Darré en a bien conscience, au point de mettre cette efficacité au service de ses propres histoires.
Diplômé de l’École nationale supérieurs des Arts de Paris-Cergy en 2020 et exposé au sein de plusieurs institutions prestigieuses (Palais de Tokyo, Lafayette Anticipations, Frac Île-de- France, où une façade monumentale de l’artiste vient d’intégrer les collections, etc.), Corentin Darré trace sa route sur la voie de l’art contemporain, semant sur son chemin des petites histoires aux airs de contes populaires et des sculptures à la plastique très virtuelle. Récemment exposé à la galerie sissi club à Marseille, l’artiste y présentait Chagrin, un solo show où les spectateurs étaient invités à découvrir l’histoire d’Henry et de Raphaël, deux amants maudits sous fond de westerns et de malédictions écocides. Rencontré dans le cadre de cette exposition, l’artiste a accepté de livrer cinq inspirations qui influencent aussi bien la teneur de ses récits que la manière dont il les façonne.
Les contes et les légendes populaires
« J’ai toujours été fasciné par les contes. Ils portent en eux une force intemporelle, mais ont aussi la capacité de s’adapter aux époques. Ils ont aussi un rôle étiologique, c’est-à-dire qu’ils expliquent l’origine des choses, des peurs et des injustices. En grandissant, je me suis rendu compte à quel point les récits dominants écrasent et marginalisent certaines identités. C’est à partir de là que j’ai voulu reprendre cette forme narrative : pour combler les vides et les silences, et offrir des histoires où le queer et l’altérité ont enfin leurs places. En réinvestissant ces récits, je peux changer de prisme, raconter l’histoire du point de vue du monstre, du marginal, et révéler ce qui a été effacé ou occulté.
La forme narrative me permet aussi de m’immiscer au sein de territoires et de leur folklore, en explorant les récits locaux ou les imaginaires propres à ces espaces. Cela offre une porte d’entrée familière aux visiteurs, la possibilité pour celles et ceux qui ne sont pas connaisseurs d’art contemporain d’entrer dans mes œuvres par le biais de ces références culturelles communes. »
Les personnages en marge et les monstres
« J’ai grandi à la campagne, sans figure de référence pour m’identifier en tant que jeune homosexuel. La première fois que j’ai vu deux hommes s’aimer dans un film, c’était dans Le Secret de Brokeback Mountain. J’aime profondément ce film, mais il m’a aussi mis face à un schéma au sein duquel le couple homosexuel ne peut être heureux qu’à la condition du secret. Dans un sens, je me sentais moi-même à la marge, en décalage avec mon environnement, sans modèle qui aurait pu m’aider à me projeter autrement.
Je me suis intéressé à ces deux figures archétypales – les marginaux et les monstres -, et à la façon dont ils évoluent au sein des récits. Souvent isolés, perçus comme des menaces ou des anomalies, ils partagent une origine commune dans la mesure où ils sont façonnés par le regard des autres, par une société qui projette sur eux ses peurs, ses normes et ses interdits. En travaillant à partir d’eux, j’ai compris à quel point ces figures racontent non seulement l’expulsion, mais aussi la manière dont cette exclusion peut être transformée en une forme de résistance. Mes monstres ne sont pas des méchants, mais des figures alternatives qui portent les stigmates de la violence normative et sociale. À travers eux, je cherche à explorer l’altérité comme une force, et non comme une condamnation. »
Les décors de cinéma et de théâtre
« J’ai récemment redécouvert Dogville de Lars von Trier, et ce film est devenu une référence visuelle centrale pour ma dernière exposition. Le décor se compose de quelques éléments et de quelques traits marqués au sol. Tout y est suggéré, rien n’y est montré directement et tout est fait pour pousser les spectateurs à s’imaginer ce qui manque. Je trouve cette expérience très proche de certains jeux vidéo, où les environnements sont fragmentés, épurés, et où chaque détail visuel a un rôle précis à jouer – c’est le cas de Journey ou Inside par exemple. Il n’y a rien d’inutile, rien de trop. Je m’inspire de ça dans mon travail. Les objets, les textures et les indices que je place fonctionnent comme les morceaux d’un puzzle. C’est aux spectateurs et aux spectatrices de s’impliquer, de recomposer mentalement et d’interpréter ce qu’ils voient. »
Les parcs d’attractions et les escape game
« Au moment où on franchit le seuil d’un parc d’attraction, on entre dans un univers totalement immersif, où tout a été pensé pour faire vivre une expérience. J’ai déjà travaillé dans un espace game, à la création des décors, et c’est là que j’ai compris l’importance de ces détails : tout doit servir à guider l’expérience, à intriguer et à maintenir le sentiment d’immersion. Dans mes installations, j’utilise des effets visuels, des textures, des éléments brillants pour attirer l’attention des visiteurs sur des détails spécifiques. La résine brillante, par exemple, ajoute à la fois une dimension tactile et une indication visuelle implicite : elle suggère qu’il y a quelque chose d’important à venir découvrir ici.
Ce que je recherche au fond, c’est créer une immersion physique au sein d’un récit. Non pas à travers l’usage de technologie, mais à partir d’éléments tangibles et sensoriels : la sculpture, le décor, l’image et le son. Je souhaite que les spectateurs ressentent une connexion directe avec l’espace et les éléments qui l’entourent. C’est au sein de cette interaction, entre le physique et l’imaginaire, entre ce que l’on perçoit et ce que l’on imagine, que réside la possibilité d’une immersion totale. »
La Pop Culture et la Culture Internet
« Ces cultures m’intéressent parce qu’elles fonctionnent comme des prismes à travers lesquels les phénomènes sociaux sont digérés, transformés et réinterprétés. J’aime leurs capacités à intégrer le chaos du monde et à le rendre accessible. C’est une manière d’appréhender les tensions de notre époque et de s’en saisir autrement. Aussi, j’aime intégrer directement des références populaires dans mes œuvres, comme pour contrebalancer la gravité des récits que je raconte. Certaines de mes installations empruntent leurs noms à des titres d’épisodes de Buffy, comme Never Kill a boy on the first date (2021) ou Once More with feeling (2020). I Wish you well in hell… (2023) fait référence à une punchline de Cardi B. Ces clins d’œil peuvent sembler anecdotiques, mais ils permettent d’ajouter une nuance à l’œuvre pour celles et ceux qui reconnaîtront la référence ou saisiront la blague. »
Quelque part, tout un village s’empoisonne. Tout le village s’empoisonne mais Saturne et Sébastien échappent à l’épidémie. C’est leur amour que l’on accuse et ce sont leurs corps, une dernière fois réunis, que l’on brûlera. A quoi bon, le village est empoisonné, et Saturne et Sébastien n’y sont pour rien. A coup de flèches ou avec Un peu de plomb dans nos cœurs, nous mourons pour rien. Quelque part, Òme d’aiga, l’homme de l’eau, fuit les autres et hante les marais. Òme d’aiga, ce garçon cantonné aux endroits de solitude et de danger, pour échapper aux voix qui insultent, aux coups de ceinture dans la gueule. Ce garçon qui un jour n’y échappa pas. Qui s’enfonça dans les eaux froides et, ressuscité à travers la vase, devînt la créature des marais.
Par le conte, Corentin Darré nous dévoile la fabrique des monstres. Comment nous sommes devenu-es monstres, comment nous sommes devenu-es ces autres.
Nos douleurs et nos combats ont déjà leurs histoires. Pour ne plus être des images aux journaux télévisés, des insultes de cours de récrée, des méchant-es dans les Disney, on a pris le temps de se raconter. Mais nos récits sont fragiles, soumis à l’urgence, toujours remis en question.
Les contes, eux, sont des histoires que l’on retient et que l’on répète, de celles qui résistent aux distorsions du temps et de la mémoire, qui survivent à toutes les entreprises de l’oubli. Le conte échappe à toutes les temporalités, se fout de l’Histoire-majuscule. Faisons le pari qu’il existe depuis toujours. Il raconte l’histoire fondatrice d’une malédiction condamnée à se répéter inlassablement. Il nous met au défi de la déjouer.
Les contes sont des histoires douloureuses qui attendent depuis des siècles qu’on les enraye.
Corentin Darré fait advenir le queer parmi les histoires qui ne peuvent s’oublier, dans les replis de nos imaginaires. Chaque installation est une incursion. On est projeté là où il n’y a plus de lieu, là où il n’y a plus de temps. Dans ces recoins d’univers qui n’existent que dans nos peurs d’enfants. Le conte, en boucle, nous est dit et redit. La malédiction se répète.
Corentin Darré, lentement, doucement, serine les mots de la malédiction, et ces histoires se logent en nous, là où elles ne se décrocheront plus. Comme les images troubles des films vus trop jeune sur le téléviseur familial, comme les Chair de Poule que ce garçon plus âgé nous avait lus au milieu de la nuit alors que j’étais loin de chez moi, comme les histoires de colo qui traumatisent les gosses, comme celles du vieux conteur qui débarquait toujours dans les classes vertes des années 90. Je ne m’en débarrasse plus. Elles me collent partout.
Quelque part en moi, Saturne et Sébastien courent encore à travers les bois qui protégeaient leur amour, ils esquivent les flèchent depuis des milliers d’années. Quelque part en moi, le garçon des marais continue de laver sa peau brûlée et plie inlassablement les roseaux. Ils attendent qu’on raconte leur histoire, et que quelqu’un-e déjoue la malédiction.
J’ai envie, avec eux, d’arpenter les marais et les forêts. J’ai envie de devenir le vieux conteur qui hante les gites du Jura et qui raconte aux gosses l’histoire des monstres que la haine a brûlés, a noyés. J’ai envie de répéter partout les mots de la malédiction, pour que, dès qu’elle resurgit dans notre monde, quand elle resurgit tous les jours, nous comprenions que c’est elle, que c’est la fabrique des monstres qui continue.
Le queer est advenu dans ces recoins d’univers oubliés. Maintenant nous existons dans les contes, nous hantons les imaginaires, et bientôt nous esquiverons toutes les flèches.
"Je pense que ce qui me plaît dans la fiction, c’est qu’elle me donne le moyen de parler de problématiques qui me touchent et de le faire de manière sensible. En parlant des vulnérabilités des personnages que je crée ou dont je m’approprie la légende, de la violence qu’on leur inflige ou de leurs relations tortueuses avec d’autres personnages, je parle de choses qui me questionnent. Ce n’est pas de l’autobiographie. Ces personnages, c’est un peu comme mes marionnettes pour parler politique, sexualité, état d’âme… Une fois que la narration est bien construite, je plante le décor. Un décor sculptural souvent proche de ceux du théâtre, qui va accueillir l’histoire mais aussi des questions plus plastiques, relatives aux mondes virtuels avec lesquels je travaille."
L’amour, la sexualité, l’identité intime et les définitions sociales, les communautés Queer et la violence des phénomènes de marginalisation sont les sujets qui traversent le travail de Corentin Darré par le biais de la narration fictionnelle. Prenant la forme de vidéos disposées à l’intérieur d’installations, la fiction permet à l’artiste d’aborder des questions sociales par l’intermédiaire de mythologies contemporaines ou de faits d’actualité qu’il s’approprie et transforme et qui font basculer l’expérience individuelle vers la problématique collective.
L’imprégnation de l’univers des jeux vidéo par l’utilisation de la modélisation 3D dans les films de l’artiste déploie également dans la fiction un imaginaire à plusieurs niveaux. Autour, des éléments sculpturaux viennent peupler l’espace comme autant de morceaux narratifs et d’indices à grande échelle qui matérialisent le récit et exportent dans le réel ce territoire virtuel. Volontairement surdimensionnés, d’apparencesouvent ultra-brillante, irréaliste ou fantastique, ils semblent tout droit venir d’un autre monde. L’esthétique médiévale de ses objets rappelle tout autant les
anachronismes des jeux d’aventure que l’univers du bondage et de la torture. La mise en abyme fictionnelle permet ici d’aborder la question de la violence tout en la détournant.
C’est aussi l’enjeu de cet entre-deux-mondes. Un réel et un virtuel qui ne seraient pas dos à dos mais qui se contamineraient positivement : le réel en ce qu’il existe et porte des sujets de société et le virtuel en ce qu’il offre de possibilités infinies pour les penser. C’est enfin une façon de rendre pleinement actif le public et de le libérer des contraintes de son rôle. Comme un.e utilisateur.trice de jeux vidéo qui choisirait son avatar pour traverser la fiction, le marquant de sa propre expérience, le personnalisant. La culture mainstream devient ici une porte d’accès vers l’expérience intime dans une nouvelle mise en abyme, un récit individuel qui s’universalise, une culture collective qui symbolise et dans laquelle chacun et chacune est prié.e de reprendre la main.